Lettre ouverte à Madame Agnès Buzyn,
ministre des Solidarités et de la Santé
SERGE BAKCHINE Professeur de Neurologie, CMRR Champagne-Ardenne.
Madame la Ministre,
C’est en tant que médecins spécialistes des maladies
neuro-dégénératives, notamment des maladies d’Alzheimer, de Parkinson et
maladies apparentées (comme la maladie à corps de Lewy), que nous vous
écrivons afin de vous exprimer notre désarroi devant votre décision de
procéder au déremboursement des médicaments symptomatiques de la maladie
d’Alzheimer. Nous sommes en premier lieu choqués par l’argumentaire
biaisé qui a conduit à cette décision. Notre communauté a toujours eu
conscience d’une efficacité limitée, quoique significative, de ces
médicaments, notion que nous nous sommes toujours fait un devoir de
communiquer aux personnes malades et à leurs familles. Il faut rappeler
toutefois que cette efficacité a été démontrée par des études
rigoureuses qui ont été validées selon les règles scientifiques en
vigueur par les agences régulatrices. Partout par le monde, les
spécialistes ont intégré ces traitements à leur pratique et les
considèrent comme sûrs et pertinents, en association à un ensemble de
mesures thérapeutiques non médicamenteuses. Ce contexte rend
incompréhensible l’allégation d’une nocivité et d’une dangerosité telles
que le rapport bénéfice risque ne pourrait plus être considéré comme
favorable. C’est pourtant l’argument que vous avez développé dans divers
médias à forte audience. Affirmer que des médicaments prescrits depuis
20 ans à bon escient à des centaines de milliers de personnes malades
sont dangereux devrait être fondé sur des preuves. Or, ni la littérature
scientifique, ni les signaux de pharmacovigilance européenne
n’apportent de preuve convergente de cette hypothétique dangerosité,
lorsque ces médicaments sont utilisés dans le respect des
contre-indications.
Nous avons été surpris et choqués par vos
propos, car si ces médicaments étaient réellement reconnus comme «
nocifs et dangereux », ou si vous disposez à ce sujet d’informations
précises inconnues des professionnels et des patients, ce n’est pas un
simple déremboursement qu’il convenait de mettre en œuvre, mais une
procédure de retrait du marché. Dans tous les cas, des propos alarmistes
tenus par une autorité telle que la vôtre sont de nature à susciter une
inquiétude infondée auprès des patients et leurs familles,
Nous
sommes aussi extrêmement surpris des propos tenus par des collègues qui
ont eu à juger de ce dossier au sein de la Commission de Transparence.
L’un d’entre eux vient de publier un ouvrage suggérant que la maladie
d’Alzheimer ne serait pas une maladie, mais une « construction sociale
». Les propos d’un autre étaient que « Ces médicaments sont bien sûr
inefficaces. Ils ont sûrement tué plus de patients qu’ils n’ont jamais
aidé la mémoire d’autres ». De telles postures génèrent légitimement de
très importantes réserves concernant l’impartialité de ces experts et
les conditions dans lesquelles ce dossier a été instruit par la HAS en
2016. Il convient de rappeler que tous les traitements que vous avez
déremboursés sont disponibles sous forme de génériques et que l’intérêt
de l’industrie pharmaceutique est désormais tourné vers le développement
de nouveaux médicaments à potentiel curatif pour la maladie. Notre
action vise simplement à maintenir un des maillons thérapeutiques
disponibles pour le bénéfice de nos concitoyens atteints de la maladie
d’Alzheimer et de certaines maladies apparentées, alors qu’il n’existe
actuellement pas d’autres médicaments disposant de l’Autorisation de
Mise sur le Marché.
Nous sommes également inquiets des répercussions
que cette décision va avoir sur l’adhésion des personnes malades et de
leurs familles au parcours de soins, et surtout sur sa précocité. Selon
votre communication, la mise en œuvre du déremboursement aurait été
retardée jusqu’à la publication par la HAS en mai 2018 d’un Guide
Parcours de Soins, modèle d’une prise en charge idéale. Ce guide ne fait
que rassembler une série de mesures que les Centres Mémoire et leurs
équipes ont élaborés et appliquent depuis des années. Il n’apportera
donc aucune solution nouvelle qui permettrait de compenser le retrait
des médicaments.
Vous affirmez que le déremboursement n’est pas
justifié par un intérêt budgétaire et que l’argent dégagé par le recul
des prescriptions contribuera à améliorer le sort des personnes malades.
Nous pensons au contraire que votre décision va alourdir les dépenses
directes des patients déjà non couvertes par la solidarité nationale.
Ces dépenses sont directement proportionnelles à la sévérité de la
maladie et peuvent atteindre plusieurs centaines voire milliers d’euros
par mois et par patient. Le retrait de traitements qui contribuaient à
les minimiser aura un impact négatif, sans compter la charge
supplémentaire du coût des traitements pour ceux qui décideraient de les
poursuivre. Ces risques seront évidemment accrus pour nos concitoyens
les plus démunis, ce qui n’est pas admissible. Comme vous savez, le
National Institute for Health and Care Excellence (NICE), équivalent de
la HAS au Royaume Uni, qui a la réputation d’une rigueur extrême dans la
gestion de l’argent public, a conclu après avoir mené plusieurs études
indépendantes des laboratoires qu’il existe un rapport coût/bénéfice en
faveur des médicaments concernés, affirmation renouvelée en mai 2016.
Enfin, nous souhaitons attirer votre attention sur une retombée très
préoccupante de votre décision: il sera plus difficile, voire impossible
d’inclure des patients français dans des études internationales de
médicaments novateurs (curateurs ou symptomatiques) de la maladie
d’Alzheimer. Il est en effet souvent exigé que les patients participants
reçoivent de façon régulière l’un des médicaments reconnus au plan
international comme traitement de référence de la maladie, c’est à dire
précisément ceux que vous venez de dérembourser. Outre la perte de
chance pour nos patients de recevoir précocement un traitement pouvant
être plus efficace, c’est la recherche thérapeutique qui sera mise en
péril dans notre pays,
Cette décision singulière du gouvernement
français commence à faire l’objet d’un questionnement au niveau européen
et même international, comme celui de l’Alzheimer Disease
International, qui s’inquiète de la décision de la France de ne pas
respecter un accès juste et équitable aux traitements anti-démentiels.
Madame la Ministre, depuis un an et demi, plusieurs groupements
professionnels et sociétés savantes ont réclamé l’annulation de la
procédure de révision des traitements symptomatiques de la Maladie
d’Alzheimer réalisée par la HAS en 2016 et avancée pour justifier votre
décision, du fait de la partialité de l’instruction et des débats.
Nous vous demandons donc solennellement et publiquement de revenir sur
cette décision qui dessert la prise en soins actuelle et future des
malades en étant susceptible d’altérer la confiance que portent les
patients, leurs familles et les professionnels dans les processus de
décision en matière de santé.
Veuillez croire, Madame la Ministre, en notre respectueuse considération.
Article publié dans Le Figaro du 18 juin 2018